ANALYSE RÉFÉRENTIELLE |
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Ennio FlorisLa crise galiléenne |
La mise entre parenthèses du miracle et l’analyse du contexte :Le manque de pain et le renvoi de la foule |
Sommaire Avertissement au lecteur Mise entre parenthèses du contexte Mise entre parenthèses du miracle - Détermination du contexte - Le manque de pain . Cause du renvoi . Épisode crédible ? . Textes parallèles . Manipulation de l’information - Demande du signe - Marche sur les eaux - Doute des disciples - Les lieux - Syllepsis des informations . . . . . . . - o 0 o - . . . . . . . |
L’épisode est-il crédible ?Est-il crédible que ces gens, qui avaient suivi Jésus après l’avoir épié de loin, attirés par le prestige de sa personnalité de prophète, aient pu lui demander du pain au point de lui résister ? En douter serait méconnaître la condition sociale réelle de la « foule », et la pratique multiple et variée du ministère de Jésus. Il faut rappeler que le signe le plus manifeste du messianisme de Jésus est pointé par Matthieu et Luc dans l’évangélisation des pauvres (Lc 4:18 ; Mt 11:5). C’est que Jésus avait adressé son message surtout aux pauvres, les faisant ses disciples, ses frères et sœurs, son peuple à lui. Il suffit de bien regarder ces « foules », à travers la description qu’en donnent les évangiles, pour s’apercevoir qu’il s’agissait de personnes qui vivaient en marge de la société, sujets à la même condition de rejet social et de pauvreté. C’était une pauvreté vraie : l’expression que nous trouvons chez Matthieu « Heureux les pauvres en esprit » (Mt 5:3) ne se rapporte pas à une pauvreté « spirituelle », mais à une privation de biens qui pénétrait l’homme jusqu’à atteindre son esprit. Les pauvres sont « ceux qui ont faim » par opposition à ceux qui « sont rassasiés » (Lc 6:21), ce sont des affamés. Il n’est alors pas étonnant de constater que Jésus avait confié à sa communauté la tâche de subvenir aux nécessités des pauvres par le moyen de la caisse commune (Jn 12:5 ; 13:29) autant que celle de soigner les malades (Mc 3:15 ; Mt 10:1). Jésus, il est vrai, fréquentait aussi des riches, et il en acceptait l’hospitalité somptueuse, mais il le faisait en vue justement d’attirer leur attention sur les pauvres et de leur faire partager leurs biens (Mc 10:21 ; Lc 19:8). Je ne pense pas que l’on soit dans le faux si on suppose qu’il se faisait l’instrument concret et sûr de ce partage, par la médiation de sa communauté. L’Église primitive de Jérusalem aurait été hantée par la mise en commun des biens entre ses membres, à l’exemple de l’expérience communautaire de Jésus avec ses disciples, et là aussi la jouissance de ces biens était partagée avec les pauvres (Ac 2:45). Mais il faut reconnaître que ce souci des pauvres et ce service d’entraide à leur égard s’inscrivait dans le cadre de sa visée de « conversion » évangélique. Autrement dit la misère faisait partie pour Jésus, au même titre que les autres maux, d’une situation malheureuse due à la méconnaissance de Dieu comme père. Les hommes restaient victimes de leur malheur, figés dans le conditionnement imposé par la tradition, parce qu’ils ignoraient l’événement prodigieux qui « s’approchait » d’eux par la révélation de la paternité de Dieu. Ils ignoraient que Dieu bénissait l’homme non pas par un héritage transmis au moyen d’une naissance légitime, mais par la foi à sa paternité universelle, inconditionnée, créatrice d’une nouvelle conscience d’homme. Pour vaincre leurs maux, il fallait que les hommes croient à cet Évangile et s’acheminent vers un changement en profondeur de leurs convictions millénaires (metanoia), pour s’inscrire dans cette nouvelle perspective d’existence. Ce caractère hautement spirituel de son message apparaissait surtout toutes les fois où Jésus s’apprêtait à guérir un malade ou à chasser un démon, puisqu’il demandait au préalable qu’on crût à l’œuvre que Dieu allait accomplir. La libération ne s’opérait pas par vertu magique, mais par la médiation d’une foi qui situait d’avance les hommes dans l’action divine, ce qui équivaut à dire qu’ils devaient se sauver par eux-mêmes. Mais c’était sans doute une vision trop spiritualiste de la réalité humaine que d’attendre des pauvres cet effort d’intériorisation : ils parvenaient souvent à y croire, mais dans la mesure où ils restaient accrochés à la personne de Jésus comme à un talisman, à quelque chose de sacré et de mystérieux où Dieu avait mis sa puissance. La maladie, la faim, l’urgence de leurs besoins les rendaient trop extérieurs pour qu’ils puissent rechercher Dieu en eux-mêmes : être introverti, l’homme de Dieu tend toujours son regard vers l’expérience intérieure, tandis que le peuple, lui, est un être extraverti, que la matérialité du besoin arrache à lui-même, le situant dans un instant qui fuit. D’où la tension entre Jésus et le peuple : Jésus ne guérissait, ne chassait les démons, ne partageait son pain que pour convertir à la parole, alors que les pauvres n’étaient disposés à écouter la parole que pour être guéris, libérés des démons, rassasiés de leur faim. La foule qui s’était rassemblée autour de Jésus dans ce lieu désert était constituée de ces pauvres-là. Sans doute dût-elle se réjouir en constatant que Jésus n’avait pas changé d’itinéraire mais qu’il avait bien débarqué à l’endroit prévu, profitant de l’occasion pour « l’instruire », bien qu’il ait eu le propos de rester seul. Mais il commit sans doute une faute de zèle, puisqu’il s’attarda si longtemps dans son enseignement qu’il ne s’aperçut pas que « l’heure était déjà avancée ». C’est alors que les disciples lui firent comprendre qu’il fallait renvoyer la foule ; ils s’approchèrent des gens pour les persuader de rentrer chez eux, pour qu’ils aient le temps d’acheter quelque chose à manger « dans les campagnes et dans les villages des environs ». Nous avons deviné la réponse de la foule et nous connaissons la réplique des disciples, il nous reste cependant à pénétrer ce dialogue pour saisir le drame d’une tension qui tourne à l’émeute. Précisons la situation des personnes au début du dialogue. Ils étaient sans doute à jeun et, puisqu’il était si tard qu’il leur aurait été pénible de rester sans manger jusqu’à leur retour à la maison, il ne leur restait qu’à acheter de la nourriture dans les campagnes et à la manger en route. Dans cette situation, leur insouciance face à leur faim semble inexplicable si on ne suppose pas qu’ils comptaient être nourris par Jésus. L’attitude de celui-ci, qui s’était attardé dans son enseignement jusqu’au déclin du jour, les confortait dans leur conviction. On peut comprendre leur déception lorsque les disciples, réparant l’inattention de leur maître, s’approchèrent d’eux pour les congédier car, après avoir cultivé leurs illusions, ils ne leur donnaient pas à manger mais les laissaient dans une situation difficile et précaire. Le conseil que les disciples leur donnèrent de s’acheter à manger fut ressenti comme un outrage à leur pauvreté : comme s’il y en avait eu parmi eux qui aient assez d’argent pour acheter du pain, comme s’ils n’étaient pas venus justement pour se rassasier ! Les disciples les avaient donc contraints à dévoiler leur véritable intention et à agir et parler comme des pauvres : « donnez-nous vous-mêmes à manger ! ». Ils ne se comportèrent cependant pas en mendiants, car leur demande fut dure, expression moins d’un besoin que d’un sentiment de justice. Elle se posait comme contestation et revendication : ils ne demandaient pas du pain, ils l’exigeaient. Si Jésus avait échoué à leur imprimer une image d’homme, ils en puisaient une autre dans leur misère, apparemment moins noble mais puissante, celle de l’homme sujet, responsable de ses besoins. La réplique des apôtres doit, pour être comprise, être mise en relation avec des paroles qui devaient manifester d’avantage la réaction de la foule, mais qui sont tombées dans le silence du texte au moment de son passage à l’écriture. Par son ironie et son caractère interrogatif, elle demeure équivoque, pouvant avoir deux sens selon qu’on met l’accent sur le verbe « acheter » ou sur les mots « deux cents deniers ». Dans le premier cas, on obtient « irions-nous acheter du pain pour deux cents deniers et… (vous) donnerions-nous à manger ? », et dans le second « aurions-nous deux cents deniers pour aller acheter du pain et… (vous) donner à manger ». Selon la première lecture, la communauté aurait bien possédé deux cents deniers et l’interrogation aurait porté sur la possibilité d’acheter avec cette somme assez de pain pour tous ; selon la seconde, les deux cents deniers nécessaires manquent. Les deux interprétations impliquent cependant que les interlocuteurs se sont posé le problème de la disponibilité de l’argent de la caisse de la communauté, il est donc légitime de penser que la foule a revendiqué face aux disciples le droit de participer à la caisse des pauvres. Cette revendication rend plus compréhensible la réponse ironique des disciples, ironie portée sur la conviction qu’il y avait assez d’argent dans la caisse, ou que cet argent devait être dépensé maintenant pour eux. Le texte ne nous rapporte pas la réponse de la foule à l’ironie des disciples. Elle apparaît cependant par le comportement de Jésus, qui estime l’affaire assez grave pour la résoudre en personne. Le peuple boude, le dialogue entre lui et les disciples est rompu et on attend l’arbitrage du maître, mais celui-ci est déjà mis en cause : le peuple préfère être rassasié qu’évangélisé, il ne surgit pas en personne humaine par la prise de conscience du royaume des cieux, mais de celui de la terre, il renonce à être enfant de Dieu pour devenir d’une façon responsable fils d’homme. |
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![]() ![]() ![]() ![]() ![]() ti22200 : 27/05/2017 |